Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chronique de Bertrand Midol
Archives
20 août 2010

Conditions des femmes et Artisanat : les usagers « acteurs », ce n’est pas du cinéma

Déjà douze heures que nous avons quitté Leh. Les femmes du programme Artisanat, Laurie et moi avons encore plus d’une journée de bus pour atteindre la vallée de la Spiti, où se tient l’atelier de travail annuel. La piste est mauvaise ; doux euphémisme. La température monte. Le bus cahote difficilement à 15km/h. Nous sommes partis à 4h du matin. Je suis gagné par la fatigue. Pas les femmes. Elles se mettent à chanter, encore et encore, seuls leurs rires interrompant la succession des chants du Zanskar, de Kargil, du Changtang et des autres régions du Ladakh. Actrices de leur projet, elles le sont avec autant d’entrain de ce trajet aux allures de périple fou.

Au cours de ma formation d’Educateur Spécialisé, j’ai beaucoup entendu qu’il fallait rendre les usagers « acteurs », sans souvent me voir expliciter concrètement les pratiques induites. Je l’ai tellement entendu que cette démarche a fini par prendre des allures de slogan, de mantra (1), ou de truisme : les usagers devraient-ils être (sont-ils) spectateurs ? En tout cas, ce slogan n’est pas toujours du cinéma. J’ai pu participer à une expérience en forme d’exemple particulièrement stimulant (2).

 

La vallée de la Spiti est située dans l’Etat de l’Himachal Pradesh, à environ 500km de Leh. La beauté des contrées traversées, les rires et chants des femmes ne sont donc pas de trop pour nous faire supporter cette pénible piste.

Celle-ci grimpe au Taglang La (« La » signifie col en tibétain et ladakhi) et ses 5 328m, descend puis traverse une grande 3Chantsplaine désertique, avant de s’enfoncer dans des gorges où elle doit de nouveau passer deux cols à plus de 5 000m. Redescendue par une succession de lacets à faire rougir l’Alpe d’Huez, elle sinue alors sur un gigantesque plateau. Elle remonte ensuite vers le Baralacha La (4 650m). Encore une longue descente, et nous arrivons à Keylong (3 400m) en même temps que les douze coups de minuit.

8ColSpitiAu petit matin, en quittant cette bourgade du district de Lahaul, retrouver du vert amène du réconfort à nos yeux français. Mais, en bifurquant vers l’est pour se diriger vers la vallée de la Spiti, la piste quitte bientôt la verdure pour de nouveau avancer dans des vallées de plus en plus pierreuses. Elle doit gravir un dernier col à 4 800m environ.Comme personne dans le groupe n’a jamais passé ce col, la tradition est respectée : une quête a été réalisée plus bas pour acheter biscuits et jus, qui ne seraient consommés que si le col nous laisse passer (formulation beaucoup plus adaptée à leur mentalité – et à la vérité je pense – que notre occidental « est vaincu »). Comme nous le franchissons, un long et très joyeux arrêt y est effectué, et ses stupas (édifices bouddhistes) reçoivent les offrandes (écharpes et drapeaux à prières) emmenées par les femmes. Puis, en consommant biscuits et jus, chants et danses sont improvisés. Pour autant, il reste encore 5h pour atteindre le bourg de Kaja (3 600m), ce qui est fait vers 22h.


Les quatre jours d’ateliers de travail commencent le lendemain par des jeux brise-glace, afin de mélanger les 57 2Attentivesfemmes représentants les 38 Self Help Group (SHG, groupe d’auto aide, voir plus bas) des différentes régions (3). Les rires partagés attestent encore une fois de l’inaltérable motivation et bonne humeur de ces femmes. Puis, les ateliers s’attèlent à traiter des problèmes ressentis par les femmes, et mis en perspective par les coordinateurs (4). La question de l’organisation des productrices est abordée, notamment, par le partage d’expériences. Tour à tour, une représentante de SHG expose une expérience de réussite et/ou d’échec à partir de laquelle se développent des échanges collectifs.

Pour améliorer l’appréhension de la qualité des produits en proposant des critères méthodologiques (5), une élection des meilleurs produits est organisée. Après un temps d’observation minutieuse des produits apportés par chaque SHG, l’ensemble des groupes se réunit pour exposer et débattre des choix respectifs. Les châles des SHG de la Spiti emportent largement les suffrages.

C’est lors de la visite de terrain, dans le village de Demul, que les femmes ayant confectionné ces châles reçoivent leur récompense. Les moments chaleureusement partagés permettent aux femmes de mutualiser leurs compétences techniques et d’échanger quelques « trucs et astuces ».

Cette aventure permet d’évoquer quelques pistes, peut-être aussi cahoteuses mais prometteuses que celles empruntées ici. Pour donner une idée du contexte, depuis l’ouverture de la région au tourisme en 1974, le Ladakh est passé d’une économie agraire de subsistance à l’économie de marché moderne, avec un ensemble de conséquences désastreuses (6). Parmi d’autres, la condition des femmes s’est largement dégradée. La monétarisation de l’économie a entraîné un exode rural massif, les hommes rejoignant les villes pour trouver des revenus. Les femmes ont été reléguées au statut de femme au foyer, alors que la société traditionnelle polyandrique leur garantissait un  "équilibre dynamique"  (7) avec les hommes.

C’est donc pour promouvoir l’autonomie des femmes que le GERES  (8) a créé un programme Artisanat. Ainsi soutenue dans la production d’artisanat traditionnel, en particulier autour de la laine (de yak, de chèvre et de chèvre pashmina), elles parviennent à générer des revenus complémentaires tout en respectant l’environnement et en maintenant une dynamique locale.

Le programme Artisanat s’appuie sur les SHG, groupe d’auto ou entre aide. Cette forme d’organisation a été initialement promue dans le cadre du micro crédit par la Grameen Bank du Bangladesh. Un SHG comprend entre 10 et 20 personnes qui se groupent volontairement dans le but de sauvegarder et/ou développer des activités génératrices de revenus. Il fonctionne sur les principes de démocratie et de coopérative.

En soutenant ce type d’organisation, le programme Artisanat se place dans une visée « d’empowerment ». Ce concept anglo-saxon cher à Amartya Sen (9) s’approcherait de notre notion d’autonomisation. Il s’en différencierait en insistant sur le pouvoir que fournit aux populations le fait d’accroître les capacités à agir, telles que compétences techniques, estime de soi, amélioration du statut, compréhension des problèmes socioéconomiques, prise de parole en public, défense de son point de vue, etc.. Pour ces SHG de femmes, il semble qu’elles participent plus aux réunions de village et qu’elles soient plus consultées pour les décisions importantes qu’auparavant.

11EchangesDes traces de la pédagogie Freire (10) peuvent également être décelées dans cette démarche : constitution volontaire d’un groupe autour d’une situation-problème commune, réflexion collective pour faire émerger les besoins et des solutions concrètes, présence d’un animateur « stimulateur », visée d’émancipation. Pour autant, la dimension de libération politique, la « conscientisation », est beaucoup moins présente (ou en tout cas militante).

 Ainsi, cette expérience montre toute la pertinence pratique, et non plus seulement discursive, d’une démarche concrètement fondée sur la capacité d’acteur des usagers. Elle montre qu’une telle démarche est possible en dépit de contraintes géographiques et institutionnelles (34 SHG, 5 ONG) himalayennes. Une telle démarche, certes exigeante, m’est apparue comme indubitablement stimulatrice. En tendant à placer les professionnels et usagers sur un plan d’égalité (mais pas symétrique), elle responsabilise ces derniers et accroît leur engagement.

Une telle démarche, plus précisément un séjour que les usagers ont organisé et géré eux-mêmes, je l’ai aussi vue en France. Dans l’association L’Herminette, dont le service aux personnes en grande difficulté est cogéré par les usagers et professionnels. Un périple de 11 jours au Stromboli. Une autre histoire, un autre voyage. Surtout une autre source d’inspiration, qui pointe des solutions concrètes, pour que chaque citoyen du monde puisse, un tant soit peu, être acteur mais aussi auteur (11) de sa vie.



[1] Formule sacrée du bouddhisme répétée sans cesse.

[2] J’ai pu partager cette expérience en tant que conjoint de Laurie Palayer, coordinatrice du programme Artisanat du GERES (voir plus bas). En assumant cette position subjective, je pense que les faits relatés conservent toute leur pertinence.

[3] Le programme Artisanat s’étend sur un territoire 4 fois grand comme la Suisse.

[4] Ces problèmes correspondent au manque d’organisation des productrices, au manque d’informations relatives au marché et d’accès à celui-ci, aux défauts de qualité, et au manque de lien avec les politiques gouvernementales.

[5] Mesure, finition, propreté, correspondance aux besoins du marché, profitabilité.

[6] Norberg-Hodge

Helena

(1991), Ancient Futures. Learning from Ladakh,

New Delhi

:

Oxford

University

Press

[7] Ibid, p. 68.

[8] Le Groupement Energie Renouvelable Environnement et Solidarité (GERES) est une organisation non gouvernementale française créée en 1973. Elle cherche à diffuser l’utilisation de technologies durables et adaptées aux territoires. Voir www.geres.eu

[9] Economiste indien, père fondateur de l’Indice de Développement Humain

[10] Freire Paolo (1974), Pédagogie de l’autonomie, Ramon St Agnes : Eres, 2006.

[11] Bergier Bertrand (1996), Les Affranchis. Parcours de réinsertion. Paris : Desclée de Brouwer, « Sociologie clinique »

Publicité
Commentaires
Chronique de Bertrand Midol
  • A partir de ma position d'Educateur voyageur, je vous propose un regard social, au fil des rencontres et des ressentis. Depuis l'Inde, le Népal ou ailleurs, un partage d expériences interculturelles, en collaboration avec 789 Radio Sociale.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Chronique de Bertrand Midol
Derniers commentaires
Publicité