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Chronique de Bertrand Midol
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16 janvier 2012

Epices

1_BatiksNous sortons d’une fabrique de batiks, ces tissus traditionnels dont les fins motifs sont peints avec de la cire pour résister aux teintures. Nous nous approchons du kraton, le palais du sultan, vaste complexe de vingt-cinq milles habitants dont mille travaillent pour le sultan, centre politique et culturel régional, attraction touristique de Jogyakarta. Nous devons en contourner les parties interdites pour progresser vers la Grande Mosquée. Nous nous arrêtons un instant à un carrefour.

 

Un homme d’une quarantaine d’années nous aborde. Que va-t-il nous proposer : visite guidée, spectacle de théâtre de marionnettes, de théâtre d’ombres de marionnettes, de théâtre dansé, ou fabrication de ces marionnettes, batiks, souvenir, trajet en becak[1], en taxi, massage ou que sais-je encore ? Avons-nous déjà visité le palais ? Oui, ce matin répondons-nous poliment. Avons-nous vu le théâtre de marionnettes ? Oui, nous en avons regardé un bout. Nous ajoutons, sincères, que nous avons trouvé cela très beau, pour répondre à son franc sourire et lui faire plaisir. Il nous remercie et précise qu’il est musicien pour le théâtre dansé, dont la représentation hebdomadaire a lieu le surlendemain. Malheureusement, nous ne serons plus à Jogyakarta. Ah, dommage. Connaissez-vous le palais de la princesse ? Je peux vous y emmener, c’est sur ma route. Nous avons repris notre marche depuis quelques instants, et ce monsieur souriant nous suit. Nous demandera-t-il quelque chose une fois arrivés chez la princesse ? Avec Laurie, nous échangeons un regard et répondons que non, nous ne l’avons pas vu et que nous le suivons volontiers. Quelques instants plus tard, après avoir discuté à propos de nos familles respectives, le monsieur souriant nous indique un large bâtiment. Il nous serre la main, cela a été un plaisir de vous rencontrer, et continue son chemin.

 

A peine avons-nous fini de profiter de nos sourires étonnés et complices qu’un autre monsieur s’approche. Il a moins 2_Palais_de_la_princesse__Jogyakartade cheveux que le précédent, et surtout moins de dents. Il commence à nous parler et nous donne des informations générales sur le bâtiment. Il nous invite à découvrir de plus près le pavillon, et se déchausse lui aussi pour nous accompagner dans le vaste espace marbré que recouvre une toiture magnifique. Alors que nous avons remis nos sandales et que nous sommes sur le point de partir, le monsieur dégarni nous hèle en s’empressant de terminer ses lacets. Je connais l’atelier où sont fabriquées les marionnettes du kraton, je peux vous y emmener, c’est sur ma route. Avec Laurie, nous échangeons le même regard que tout à l’heure, et prenons la même décision : nous verrons bien, et s’il demande quelque chose, nous ne lui donnerons pas.

3_Marionnette_d_ombresLe monsieur dégarni travaille pour le Club Med de Kuta, à Bali. Sa mère est professeur de danse pour ceux qui auront l’honneur de se produire au sein du kraton, au nom du sultan. Pour autant, se hâte-t-il d’ajouter, elle gagne très mal sa vie, c’est pourquoi il lui donne une partie de son salaire de standardiste. Il précise que tous ceux travaillant dans le kraton pour le sultan sont dans ce cas de figure, que le prestige est bien peu de choses et que tous ceux ayant l’opportunité d’un autre emploi la saisissent. Nous le suivons dans le dédalle de ruelles étroites. La végétation donne un air de méditerranée à ce calme détonant pour une agglomération si trépidante. Nous parvenons à un atelier, où un homme est penché sur du cuir. Le monsieur dégarni nous dit qu’il va s’acheter des cigarettes. Un second artisan entame des explications détaillées sur l’histoire, le sens et la confection des marionnettes du théâtre d’ombres. Nous passons plus d’une heure à l’écouter et à le questionner. A la fin, il nous propose doucement d’acheter certaines pièces. Il n’insiste pas, et nous remercie de notre attention et de notre curiosité.

Devant l’atelier, le monsieur dégarni fume sa cigarette sur un banc, en compagnie de deux autres personnes. Nous voyant sortir, il se lève et nous demande comment nous avons trouvé la visite. Passionnante. Il en est ravi, et nous invite à le suivre. Quelques mètres plus loin, il s’arrête, il est arrivé. Il nous montre notre chemin, nous serre la main, cela a été un plaisir de vous rencontrer, et s’en va. Deuxièmes sourires, réjouis et complices.

 

Nous avons maintenant le kraton derrière nous, et ne devons plus être loin de la Grande Mosquée. Nous faisons une pause pour regarder le plan. Un homme, plus jeune que les précédents, s’arrête à notre hauteur. Puis-je vous être utile ? La Grande Mosquée ? Derrière vous, à cinquante mètres sur la droite. Nous nous apprêtons à le remercier mais il continue : vous feriez mieux d’y aller dans une heure, quand les enfants apprennent le Coran, ou alors dans deux heures, juste avant la prière du soir. Merci beaucoup pour ces conseils. De rien. L’homme nous sourit, nous souhaite une bonne fin de journée et reprend sa marche. Troisièmes sourires, radieux et complices.

 

6_JogyakartaQuel est l’élément, le composant qui nous a plu, qui nous a fait du bien dans ces rencontres ? La surprise, entre autres. La surprise d’avoir vu trois fois de suite nos craintes réalistes être erronées. Ce n’est pas uniquement cela. Nous savons qu’il existe des belles personnes, mais c’est comme si, désabusés ou lucides, on ne s’y attendait plus. Quelle qualité, quelle forme nous a plus, nous a fait du bien au cours de notre périple à Java, Bali et Lombok ? L’inattendu, ou quelque chose comme l’inconnu alors ? Les villes sur-grouillantes aux gens calmes, les trains chaleureux, les dessins géométriques des plantations de thé brumeuses, le bleu laiteux d’un lac de sulfure, des temples gigantesques et millénaires, les volcans striés émergeant d’une mer de vapeur, les eaux transparentes et turquoises des îles, le carnaval aquatique, les baies où, sur une fine langue blanche, se joignent les éclats du bleu de la mer et du vert de la forêt, les pêcheurs dont les bateaux colorés ressemblent à des araignées maladroites, leurs flotteurs latéraux formant des pattes toutes raides, les villages en chaume, la poterie décorée de coquilles d’œufs et de vannerie, les statuettes, les masques, les côtes aux falaises et au vert écossais qui entourent des plages aux eaux paradisiaques, les temples balinais, les sources sacrées, les défilés religieux, les fraises, les rizières,… Oui, tout cela avait un air d’inattendu ou d’inconnu.

D’ailleurs, chacun à sa mesure, que cherchaient les explorateurs et que cherchent les touristes dans leurs pérégrinations respectives ? En 1505, lorsque les Portugais accostent ce qui deviendra bien plus tard l’Indonésie, ils viennent pour le commerce, mais de denrées particulières : les épices (clou de girofle, macis et noix de muscade). Relever le goût, échapper à l’insipide. N’est-ce pas la fonction que les travailleurs occidentaux donnent à leurs escapades touristiques ? Le confort relatif de leur vie berce un quotidien tendu et masque un avenir incertain. Une tenace envie de piment les taraude ; un sourd besoin de nouveau nous traverse.

« Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »[2] C’est ce cri de Baudelaire que je formule comme vœu pour 2012. Car, à l’aurée d’une nouvelle année aux augures moroses, souvenons-nous que nous pouvons trouver le nouveau quelque part, et surtout l’inventer ici et maintenant.

 

 



[1] Bicylette-rickshaw

[2] Charles Baudelaire, Le Voyage, in Les Fleurs du Mal, 1861, Gallimard 1996, p. 182

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