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Chronique de Bertrand Midol
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14 avril 2011

Passeurs de hasards et mornes normes

 

Je me souviens de cette fille agenouillée. Elle devait avoir six ans. Elle ramassait des légumes avec sa mère1_Fille_de_Komic et sa petite sœur. Son visage était  détendu, léger, ses gestes consciencieux. Elles riaient toutes trois. N’était-t-elle pas à l’école à cette heure-ci ? En tout cas, elle semblait heureuse aux champs. M’ayant aperçu, elle accourut pour me demander le célèbre « chocolate ». Je n’en avais pas, et n’aurais pas tenu à lui en donner. Cependant, je lui sortis une pomme de mon sac. La douceur de son « thank you » l’emporta sur la pointe de dépit qu’arborait le coin de ses petites lèvres. Je quittai le village de Komic et continuai ma balade, et j’étais plus joyeux.

Je me souviens de cette petite fille à peine plus haute que trois pommes. Elle portait fièrement une hotte miniature, réplique à son échelle de celles de ses deux grandes sœurs d’environ huit et onze ans. Elle déambulait avec son plaisir de faire comme une grande : apporter du fourrage pour les chèvres. Parcourant les villages des collines népalaises, je me dis alors que cette école là semblait lui donner formidablement envie de grandir, et lui transmettre les moyens de le faire au regard de son environnement.

2_Enfant_du_KhumbuJe me souviens de ce garçon qui devait à peine avoir dix ans et déjà un regard morne. Dans la vallée du Khumbu, assis au bord du chemin, il se reposait. La hotte dans laquelle il collectait les bouses sèches de yaks était calée derrière lui. Ses yeux, tristement, attendait. N’allait-il pas à l’école, ne se voyait-il pas offrir l’opportunité d’un autre destin ?

Je me souviens de l’ironie de Samten. Son ironie possédait quelque chose de fébrile et d’amer. Ce jeune ingénieur ladakhi était né dans un village. Il avait quitté sa famille à sept ans pour être scolarisé à Leh. Son exil a continué au collège, au lycée, à l’université. Aujourd’hui, célibataire, il partage à Leh un petit appartement avec un ami. Ses liens avec sa famille se sont distendus, usés par la séparation et le fait d’appartenir à deux mondes différents. Il aimerait beaucoup se marier. La réussite, ce serait avec une occidentale. Mais dans la frénésie de la vie urbaine, au milieu de la modernité et de la tradition mêlées, son manque de confiance ne l’aide pas.

 

Je me souvenais de cette ironie, de cette tristesse, de cette fierté, de cette joie en écoutant la Directrice d’une fondation australienne. Cette fondation est dédiée à la scolarisation des enfants des villages ladakhis les plus reculés. Elle veille aux questions de transports et assure l’inscription des enfants dans une école et un internat de Leh. Aussi louable que semble cette démarche, est-elle automatiquement et uniquement synonyme d’amélioration ?

A Leh, comme dans beaucoup de pays « en voie de développement » - ou plutôt qui connaissent un développement répondant à d’autres normes que les nôtres, la qualité et le type d’éducation jouent beaucoup dans les effets de la scolarisation. L’illustration indienne est éloquente. Le modèle suivi correspond à une copie du modèle anglais. Dans sa périphérie, ce sont des copies de copie que transmettent les écoles (1). Ces pâles imitations excluent les compétences traditionnelles en les présentant comme méprisables. Déconnectées des spécificités des territoires, elles donnent les mêmes ressources à tous partout, créant de la rareté artificielle et de la compétition. 

Le savoir, la transmission gagnent à être adaptés localement, et non à être déterminés par des normes lointaines, aussi bienveillantes soient-elles. Des métiers (2), des repères, des valeurs peuvent alors être préservés, tout en élargissant la palette des possibles pour les jeunes générations.

 

L’exemple des limites de notre norme associant automatiquement école et amélioration indique les risques de la pensée normative. Elle paralyse l’innovation et répand des actions néfastes. Ainsi, la fonction sociologique de la marge qui renouvelle positivement la norme nous est rappelée. Et nous rappelle l’importance de défendre la position de marginal intégré.

Admettre et comprendre les processus structuraux est certes essentiel. S’y soumettre est dangereux, que ce soit au niveau sociologique et psychologique en tant que travailleur social, ou au niveau politique et économique en tant que citoyen. S’y soumettre, c’est tomber dans le piège du « tout est joué d’avance, rien n’est possible ». Chacun d’entre nous, travailleur social et/ou citoyen, en se gargarisant de sa formation et/ou de son sentiment d’être tolérant, n’est pas à l’abri de cet écueil.

A l’inverse, il s’agit de laisser la porte ouverte aux hasards. Essayons de se les passer, et surtout de les passer à nos enfants. Un encrier mal placé a bien sauvé Oliver Twist d’un métier qui l’aurait tué avant de rencontrer un tuteur de résilience (3). « Tout développement est une aventure (4) ». Participons à l’aventure, celle d’un pays, celle d’un monde comme celle d’un enfant. Participons à l’aventure, avec ouverture et appétit, plutôt que rester à regarder sur les écrans des mornes normes le scénario téléguidé du désenchantement.



[1] Norberg-Hodge Helena (1991), Ancient Futures, Learning from Ladakh, Oxford India Paperbacks, chap. XII.

[2] Voir Album « Hasards » et aussi « Confiture Ladakhie »

[3] Orphelin, Oliver Twist est élevé par l’asile municipal. Il passe devant un magistrat pour être confié à un ramoneur. Mais au moment de signer sa décision, le magistrat ne trouve pas l’encrier, ce qui l’amène à lever la tête, et voir la souffrance d’Oliver comme la scélératesse du patron, ce qui sauve l’enfant. Charles Dickens, Les Aventures d’Oliver Twist, chap. III.

[4] Boris Cyrulnik, Autobiographie d’un épouvantail, Odile Jacob, p. 272.

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