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Chronique de Bertrand Midol
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12 août 2011

Voyage vers le centre de la Terre, de soi et des autres

Abraham[1] est dans le décrochage scolaire, dans l’évitement des contraintes, l’esquive des efforts, le mensonge face à la réalité. Aujourd’hui, il est une sorte de chat botté dans une tenue rouge coiffée d’un casque à lampe. Il s’apprête à entrer dans la Grotte Roche.

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En même temps qu’il hallucine de cet empire minéral, Abraham ne fait pas le malin. Il reste près des deux adultes, s’assure, se réassure de leur fiabilité. Quand Jérôme, le moniteur de spéléologie et éducateur spécialisé, lui demande de passer par un étroit goulet, il répond qu’il n’y arrivera pas. Il y arrive. Quand Jérôme lui explique le cycle de l’eau et la formation des stalactites, Abraham affirme avoir compris, mais ne peut pas réexpliquer. Patiemment, fermement, Jérôme reprend son exposé jusqu’à ce qu’Abraham puisse l’énoncer. Abraham touche la différence entre entendre et écouter, entre faire semblant et être authentique. Il touche l’effort de la concentration, le plaisir de l’éveil.

 

En sortant de la Grotte Roche, Abraham s’enquiert de l’heure auprès de Jérôme. Celui-ci lui demande de donner une estimation. Comme celle qu’avance Abraham s’avère juste, Jérôme lui réplique : « Tu vois, quand on se bouge, on apprécie bien plus le temps, alors imagine tout le temps que tu as perdu à faire tes conneries ! ». Le visage d’Abraham prend une moue surprise, interpellée, comme s’il venait de percuter, de visualiser toute la pertinence du propos, toute l’importance d’enclencher un changement. 

 

Ce voyage vers le centre de la Terre s’est effectué au cours d’un séjour de deux jours dans le Vercors. Alors que l’éducateur référent d’Abraham (moi) était coincé par la persistance de son esquive, le Service Educatif en Milieu Ouvert avec Hébergement (SEMOH) d’ARETIS[2] a cherché à tenter, à ouvrir un possible. Le « séjour de remobilisation adaptée » animé par Jérôme Egret a ouvert un possible, pour Abraham, et pour le SEMOH.

Qu’en fera Abraham ? Nul ne peut savoir. Mais ce possible existe, il forme un jalon sur lequel les adultes pourront s’appuyer pour faire grandir Abraham, pour qu’à son tour Abraham s’appuie sur ces expériences pour changer son attitude.

Qu’en fera le SEMOH d’ARETIS ? Je ne peux prédire. Néanmoins, je sais que les professionnels ont intégré cette expérience comme source d’inspiration pour aménager du partage de vécu, pour sortir des sentiers balisés de l’AEMO conventionnelle. Une expérience face à la fatigue, face au sentiment d’impuissance, face à l’intensité ; une expérience qui incarne le possible de la créativité et du pas de côté.

 

Cet humble et bref voyage dans l’environnement sous terrain m’a transporté à la mesure du choc spatiotemporel reçu de la main sans âge du minéral. La différence d’échelle temporelle m’a sidéré. L’espace m’a fasciné : obscurité, absence de toute vie végétale et animale, règne à la fois discret et impétueux de l’eau, alternances et imbrications de formes, passages brutaux de salles étendues à d’interstices étriqués, stalactites, stalagmites, colonnes, marmites, … J’ai été remis à ma place : celle d’un presque rien, celle d’humain. A me sentir tout petit et fragile, j’ai senti tout ce qui peut réparer ma fierté d’humain : ma capacité à agir sciemment sur moi-même et sur mon environnement.

Mon environnement est le vôtre. Si celui sous terrain me fascine, celui du dessus me déprime et m’enrage et m’émerveille. La crise est érigée en norme permanente, l’exploitation du plus grand nombre par le plus petit est portée plus loin que jamais par la mondialisation libérale, les banques dominent, les peuples s’affolent, le décalage entre les représentants du peuple et le peuple ne cesse de se creuser, partout. Là-bas, des humains se soulèvent, meurent et gagnent, parfois dans le concret, toujours dans la dignité. Ici, rien n’est possible, tout est joué d’avance, il-n’y-a-pas-d’al-ter-na-tive.

« Dans cet écoulement et cette évaporation de l’argent, il n’y avait point d’étalon, point de valeur fixe, il n’y avait plus qu’une seule vertu : être adroit, souple, sans scrupule, et sauter sur le dos du cheval lancé au galop, au lieu de se faire piétiner par lui. […]

(…) trompés nous tous qui avions rêvé d’un monde nouveau et mieux réglé, et qui constations que les mêmes ou de nouveaux hasardeurs reprenaient le vieux jeu où notre existence, notre bonheur, notre temps avaient servi de mise. »

P1070496Qui a écrit ces lignes ? Stefan Zweig, en 1941, dans Le Monde d’Hier – Souvenirs d’un européen[3]. Triste reconnaissance de notre époque dans la sienne, de laquelle jaillit un élan impérieux : il peut, il doit y avoir des alternatives.

L’humain est capable de prodiges et de crimes, il est pire qu’un loup pour l’homme car le loup ne maltraite ni sa femelle ni ses petits. Mais l’humain possède cette capacité à agir sciemment sur soi-même et sur son environnement. L’humain a cette capacité à donner son sein, alors que son enfant mort né n’est pas encore enterré, à donner son lait à un homme mourant de faim[4].

En soi, en nous, il y a ces capacités, il y a ces possibles.



N.B. voir l'Album photo "Voyage vers le centre de la Terre" pour quelques images

[1] Le prénom a été modifié.

[2] C’est le service dans lequel j’ai travaillé ces six derniers mois. Dans le cadre d’une décision du Juge pour Enfant, il a pour mission d’apporter aide et conseil à la famille afin de surmonter les difficultés matérielles ou morales qu’elle rencontre ; de suivre le développement de l’enfant ; d’assurer un hébergement exceptionnel ou périodique du mineur. La protection de l’enfance est fondée sur le fait que « chaque fois qu’il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel » à la condition que son intérêt soir préservé dans « la prise en compte des es besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs ainsi que le respect de ses droits » (art. L.112-4 du Code de l’Action Sociale et Familiale). Cf. Projet SEMOH de l’Association Recherche Education Territoires Interventions Sociabilités

[3] Zweig Stefan (1944), Le Monde d’Hier – Souvenirs d’un européen, Stockholm, Bermann-Fischer Verlag AB ; citation de l’édition Belfond 1993, respectivement p. 360 et p. 368.

[4] Scène finale de Les raisins de la colère de John Steinbeck (1939)

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