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Chronique de Bertrand Midol
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23 novembre 2011

Le pays où les buffles vont à la plage – Et où un adolescent handicapé participe à un Festival International de Danse

1_Buffles___la_plageBienvenue au pays où les buffles vont à la plage. Les vaches, les chèvres et les cochons aussi d’ailleurs. Sur les rives de la Nam Ou, au nord du Laos, le début de la saison sèche laisse apparaître des plages de limon. Les buffles s’y prélassent, alternant bains d’eau marron et de soleil doré.

Plus haut, les villages de bambous s’affairent. Tranquillement, mais sûrement. Qui va à la pêche, qui va couper du bambou, qui va s’atteler à la réfection des murs en natte de bambou, qui va recréer des potagers sur les bords délaissés mais fertilisés par la rivière. Qui va récolter le riz, qui va à la chasse, qui va à la cueillette, qui va sonder les mares à la recherche de crabes d’eau douce.

Lorsque j’arrive à Ban Hat Sao en fin d’après midi, les cueilleurs de riz, de bambou, de crabes ainsi que les 6_Portage_du_bamboupêcheurs, chasseurs et « bufflers » sont en train de rentrer. Entre les maisons sur pilotis, les enfants jouent. D’autres mettent la main à la pâte des travaux de subsistance. Et l’un d’entre eux use ses bras pour se défaire des anfractuosités du chemin de terre battue. Bloqué, il maugrée, recule et repart jusqu’à être de nouveau bloqué. Il a une jarre entre ses jambes arquées de manière bizarre. Ses jambes qui ne le soutiennent pas. C’est un fauteuil roulant qui le porte. Un fauteuil bricolé avec des roues de vélo, une chaise en plastique et beaucoup d’ingéniosité.

Destin terrible. Serait-il mieux dans une institution spécialisée, à des heures de trajet de sa famille ? Je ne sais pas ; et de toute façon il n’en existe encore que si peu[1]. Au moins est-il au sein de sa communauté villageoise. Quel statut a-t-il ? Comment est-il traité ? Je n’en sais rien. Ou tout du moins quelques suppositions : du fait des croyances en les esprits et en la rétribution des actes d’une vie à l’autre, son handicap serait considéré comme une malédiction méritée.

Horrible ? L’est-ce plus que notre exclusion, plus rationnelle mais tout autant disqualifiante ? Certes, nous pensons valoir mieux que les superstitions. Néanmoins, le culte de la performance et de la perfection postmoderne possède également leurs effets « collatéraux ».

 

Cette rencontre avec l’enfant à la jarre fait rejaillir l’image de cet adolescent mutilé sur la scène du Festival International de Danse de Vientiane. Comme tant d’autres laotiens, sa vie a basculé lorsqu’elle a rencontré un objet non explosé[2]. Il a perdu ses avant-bras. Sa détermination, le soutien de COPE[3], de Handicap International et l’ouverture d’esprit de Lao Bangfaï, le premier groupe de hip-hop laotien, lui ont permis de développer sa passion pour cette danse.

Sa performance, si perfectible fût-elle, dégagea une force inouïe. Et que dire du bonheur qu’il eût à honorer le rappel jusqu’à ce que seul l’essoufflement ne puisse l’arrêter ? Simplement que ses larmes de joie formèrent un fleuve plus sacré que le Mékong.

Je tiens à transmettre ce sourire mouillé à tous les travailleurs sociaux qui œuvrent à unifier les hommes par-delà leurs normes erronées. Pour leur diffuser l’énergique espoir de ce danseur, tandis que chaque jour leur action semble être couverte par une couche supplémentaire de mépris social.

« Ce n’était qu’un sourire, rien de plus. Il ne résolvait pas tous les problèmes. Ni même aucun, d’ailleurs. Juste un sourire. Un détail.  (…) Mais qu’à cela ne tienne, je m’en accommodai de grand cœur. Parce que la neige s’efface flocon après flocon à l’arrivée du printemps, et peut-être avais-je été témoin de la fonte du premier d’entre eux. »[4]    

Alors que la finance et la résignation étendent leur froid manteau au point de brûler les moindres cellules de notre dignité, nous pouvons tous être un printemps pour les faire fondre, en soi, autour de soi, et surtout ensemble.



[1] A ma connaissance, il n’en existerait qu’une seule. Le centre national de réadaptation de COPE accueille à Vientiane des enfants dont le handicap est dû aux engins explosifs non désamorcés. Il accueille quelques enfants porteurs de maladie orpheline, mais de manière marginale. Cooperative Orthotic and Prosthetic Enterprise est une organisation internationale : voir www.cope-laos.org. Quant à Power International, il supporte Lao Disabled People Association. Cette association locale promeut les droits de ces personnes, mais n’a pas créé d’institutions ou des services d’accompagnement.

[2] Pendant la guerre du Vietnam, plus de 2 millions de tonnes  de bombes ont été lâchés par les Etats-Unis sur le territoire laotien ; ce qui fait du Laos le pays le plus durement frappé de la région. Aujourd’hui, il y aurait encore au Laos plus de 10 millions de mini-bombes non explosées.

[3] Voir note 1

[4] Hosseini Khaled (2003), Les cerfs-volants de Kaboul, Belfond 10/18 Domaine étranger, Paris, 2005, p. 406.

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