Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chronique de Bertrand Midol
Archives
9 mai 2012

La Bataille de Manille

La Perle de l’Asie est prise entre deux feux. En ce mois de février 1945, les Américains, menés par le général Mac Arthur, veulent reprendre Manille aux Japonais. Ces derniers s’en sont emparés depuis que soixante-quinze milles soldats américains et philippins ont dû capituler au printemps 1942. Une terrible marche a ensuite mené vingt milles de ces prisonniers à la mort, tandis que le reste a atteint un camp d’internement dans lequel vingt-cinq milles d’entre eux périrent.

Pour reconquérir ce qui était leur colonie avant l’invasion japonaise, les Américains bombardent la ville, puis y pénètrent pour mener des combats de rue. Cent-cinquante milles civils périssent et Manille est détruite.

 

P1010433Aujourd’hui, plus de bombes larguées d’avions, ni de mitraillettes. La ville s’est reconstruite. Laide comme un nouveau champ de bataille, celle que mène la misère. Fascinante comme un nouveau combat, celui que relèvent les Philippins pour leur survie.

Imaginez les faubourgs de Paris au XIXème siècle, transposez-les dans une modernité étourdissante, avec Makati comme écrin, ce quartier d’affaires et de luxe à faire pâlir la City de Londres. Mettez la population de l’Ile-de-France dans une superficie dix-huit fois plus petite[1]. Placez la moitié de ce peuple dans des bidonvilles dont certains érigés sur des décharges, et regardez des tas de familles et d’enfants qui ont pour seul toit un carton posé sur un trottoir. Parsemez de centres commerciaux gigantesques, odes à la consommation dans une litanie de pauvreté, et n’oubliez pas les chaînes de fast-food. Figurez-vous une circulation qui, aux heures creuses, ressemble partout au périphérique parisien aux heures de pointe. Transportez ces flux gluants dans des bus,  dans des voitures, dans des taxis, dans des side-cars motorisés ou cyclistes, et avant tout dans des jeepneys, ces jeeps transformées en minibus, toutes chromées et décorées et avec leurs barres au plafond pour accrocher les bras des passagers saccadés. Assaisonnez d’une pollution qui brûle les tuyaux. Relever avec un constant tintamarre digne des plus délurés concerts de hard rock. Chauffez à 37,2°, humidifiez et laisser un peu de brise venue de la baie remuer tout ça. Saupoudrez de marchés en plein air. Poivrez avec une prostitution, une criminalité et une corruption endémiques. Allongez avec une piété catholique phénoménale. Dégustez les sourires.

 

La question que l’on se pose ici est : est-ce humain ? Est-ce ça le produit de l’histoire ? Bien des peuples se sont mélangés dans l’archipel philippin, et la mondialisation l’a façonné dès le XVIème siècle. Tant d’autres raisons peuvent être invoquées, mais voyons par où est passé ce pays pour tenter de comprendre comment une société humaine a pu créer une telle ville.

Il y a un peu moins de deux milles ans, les Chinois commercent déjà avec les îles principales. Dans la suite du premier millénaire de notre ère, les Malais s’y installent. Au XIème siècle, les Indiens, Japonais, Vietnamiens, Cambodgiens et Thaïlandais se mêlent aux échanges. Dès la seconde moitié du XVème siècle, l’islam se diffuse dans les îles méridionales. En 1521, Magellan débarque. Encore cinquante ans et l’Espagne annexe l’ensemble de l’archipel à laquelle elle attribue le nom de l’héritier de Charles Quint, Philippe II. Le christianisme s’impose à coups d’exécutions. Puis, en 1898, les Etats Unis d’Amérique entrent en guerre avec l’Espagne au sujet de Cuba, ils attaquent la colonie philippine et chassent leurs ennemis en six mois. Quatre ans plus tard, ils finissent d’écraser la résistance locale. La fin de la Deuxième Guerre Mondiale apporte l’indépendance, mais pas la fin de la main mise américaine. Sur l’échiquier asiatique de la Guerre Froide, les Philippines représentent une pièce majeure. Les dictateurs et l’oligarchie peuvent prospérer. Le libre échange s’en accommode encore très bien, de même que de la maigre cohésion nationale.

 P1010478

Tout ça pour ça ? Alors, quoi ? Dégoût, désespoir ? Oui, la bataille de Manille exhale de ces fumées-là. Mais d’elle transpire aussi la force de ce peuple, sa résistance, ses gestes d’affection, comme ce couple qui dort dans son side-car-maison, main dans la main et sourires aux lèvres.

La bataille de Manille n’est pas terminée. Elle a lieu, avec une intensité variable, partout. Elle n’a pas de fin. Chacun de nous, dans sa vie personnelle, dans sa vie professionnelle, est confronté à elle, au dégoût et au désespoir qu’elle provoque. Qui, notamment chez les travailleurs sociaux, n’en a jamais eu marre, qui n’a jamais pensé que tout ce qu’il tentait était perdu d’avance ?

Mais, de tout son bouillonnement, la bataille de Manille situe l’enjeu, un enjeu auquel je repenserai souvent, ici et ailleurs, quand le sens ploie sous le désespoir. Cet enjeu, Hemingway l’a posé simplement : « Le monde est beau et vaut la peine qu’on sa batte pour lui. »[2] Et alors nous repartirons au combat, et comme l’artificier de Pour qui sonne le glas avant son dernier souffle, nous pourrons « [espérer] y [avoir] fait quelque bien. »



[1] Pour l’agglomération de Metro Manila. En ce qui concerne la municipalité de Manille en elle-même, on compte 1 660 714 habitants sur 38,55 km2 d'après le recensement de 2007. La densité atteint donc 43 079 habitants au km², soit, selon certaines estimations, la ville la plus densément peuplée du monde. Pour comparaison, Paris a une densité de 25 679 hab/km2. Pour encore mieux se représenter la chose, sachez qu’il n’y a quasiment pas d’immeubles à Manille…

[2] Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas, (1940), Gallimard, Folio, traduction Denise Van Moppès, p. 495. La citation suivante est tirée de la même page.

Publicité
Commentaires
Chronique de Bertrand Midol
  • A partir de ma position d'Educateur voyageur, je vous propose un regard social, au fil des rencontres et des ressentis. Depuis l'Inde, le Népal ou ailleurs, un partage d expériences interculturelles, en collaboration avec 789 Radio Sociale.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Chronique de Bertrand Midol
Derniers commentaires
Publicité