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Chronique de Bertrand Midol
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22 décembre 2010

Cadeau de Noël: un peu "d'authentique"

Je suis sur le toit-terrasse de La Casa Lodge, l’hôtel dans lequel je vis. La nuit de novembre est douce, Kathmandou est calme, les rats commencent leur manège dans les tentures. J’écoute un jeune français arrivé ce matin. Il a voyagé aux Etats-Unis, en Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Corée du Sud, et vit en Hollande. Il s’agit de sa première excursion hors de la civilisation occidentale, ou plutôt hors des pays « riches ». Qu’en attend-il ? « Trouver de l’authentique ».

1_Fillettes_de_LaprakAlors qu’il s’enflamme par avance de ce qu’il semble certain de découvrir, mes pensées s’échappent vers le Far West du Népal et me plongent dans le printemps 2007. Je m’étais rendu dans le district de Bajhang, pour remonter la rivière Seti jusqu’à la frontière tibétaine, pour connaître une des zones les plus reculées, pour vérifier si dans ces endroits au moins les hommes étaient bons.

Trois jours de bus sur route, puis deux sur piste, et enfin deux heures de marche avaient été nécessaires pour atteindre la préfecture de ce district. Après une dizaine de jours de randonnée à travers les hameaux, nous étions parvenus au dernier d’entre eux, Dhuli. Un bout du monde.

J’arrivai le premier, loin devant mon ami népalais et les trois porteurs. Je rencontrai deux villageois qui, étonnés de voir un blanc, me demandèrent dans quel pays était ma maison. Au mot « France », ils éructèrent ensemble : « Zinédine Zidane ! Et vous avez perdu la finale de la Coupe du Monde ! Vous avez perdu, vous avez perdu ! ». Et de partir dans des rires moqueurs. Ravalant la question de savoir si l’équipe du Népal avait remporté ne serait-ce qu’un match international, je leur demandai où je pouvais trouver une auberge. Ils m’amenèrent chez l’un d’eux qui possédait la seule petite échoppe du village, au rez-de-chaussée de sa maison.

Le villageois me dît d’attendre. Ce que je fis. Pendant une heure. Je me permis alors de demander s’il était possible d’aller à l’intérieur pour m’allonger. Le villageois s’énerva, me lança que sa maison n’était pas un hôtel et me menaça de ne pas nous accueillir, mes acolytes qui allaient arriver et moi. Bien que bouillonnant, je m’excusai platement et attendis. Le villageois daigna me faire entrer une heure plus tard, lorsque mes coéquipiers népalais arrivèrent. Je tiens à signaler qu’au cours des jours suivants passés à Dhuli, il n’y eut aucune restriction à rester dans la maison en journée, ce que faisait d’ailleurs une partie de sa famille. De plus, le prix qu’il nous fît payer constitua la preuve irréfutable du caractère hôtelier de son accueil.

Voilà une rencontre que je qualifierais d’authentique. Est-ce cette authenticité que ce jeune français et tant d’autres touristes viennent chercher ? Ou serait-ce une part d’eux-mêmes à laquelle ils ont renoncé pour mener une vie normale, une supposée pureté à laquelle ils ne croient plus pour eux ni pour leur propre société ? Une part que leur mode de vie écrase chaque jour un peu plus. Spectateurs de la société mondiale, ils cherchent à se fuir : ce qui leur convient est l’absence de trace occidentale, de la méchanceté de l’homme moderne. Comme si les « bons attardés » des pays « pauvres » ne pouvaient être que gentils et le progrès ne pouvait être qu’inéluctablement lié à la nature égoïste et destructrice de l’homme.

Procès d’intention, me direz-vous. Non. Ce jeune français, lorsque je l’ai croisé de nouveau une dizaine de jours plus tard, s’extasiait d’avoir rencontré de « vrais gens » en se rendant à un endroit où « personne ne va ». En fait, il était allé dans une vallée proche de celle de Kathmandou. Une vallée certes pas ultra fréquentée, mais beaucoup plus que son guide ne lui avait dit. Ce dernier avait certainement saisi ce que son client – et oui, aussi charmants soient-ils, les guides népalais considèrent à juste titre les touristes comme des clients, et non comme des amis ; ce que son client donc, était venu chercher.

21_Collecte_de_bouses__Samdo___3690m_Aussi, la recherche d’authenticité est souvent effectuée pour la contempler comme un objet perdu, comme une source de nostalgie. Cette recherche permet également de se saisir de l’authenticité supposée comme d’un moyen de différenciation dans la compétition des meilleures vacances, afin de faire retomber sur soi la magie charriée par ces contrées éloignées. Dès lors, le touriste-chercheur, à défaut de trouver l’authenticité attendue dans la réalité, l’invente dans ses représentations de son voyage.

Pour autant, vous pensez peut-être que je me suis bien gardé d’avancer mon point de vue sur ce qui peut être authentique.

Pour rester au Népal, ce qui me paraît authentique est, par exemple, la treizième tentative d’élection du Premier Ministre à l’Assemblée Constituante. Dans le genre véritable, il y a également la demande des partis dominants faite à l’UNMIN, la mission des Nations Unies chargée d’accompagner les népalais dans le processus de paix[1] : alors que la rédaction de la Constitution et l’intégration des ex-combattants maoïstes n’ont pas avancé d’un iota, et que l’UNMIN quittera le Népal début janvier, ces partis n’ont rien trouvé de mieux que de réclamer à cette mission qu’elle laisse son matériel (ordinateurs, voitures, hélicoptères, etc.) après son départ.

Je peux aussi évoquer le sort d’une ONG présente au Népal depuis cinquante-huit ans, dont le renouvellement d’agrément et donc l’ensemble de ses programmes sont suspendus depuis trois mois, du fait d’un conflit entre le Ministre des Femmes, Enfants et de l’Aide Sociale et le Directeur de l’agence chargée de délivrer les agréments. Ces deux hommes sont en effet issus de partis rivaux.

Quittons les sphères politiciennes. Alors qu’un quart des urbains et près de la moitié des ruraux connaissent une situation de haute insécurité alimentaire[2], des citoyens népalais ont organisés de fausses pénuries afin d’augmenter leurs bénéfices. Au rayon des situations nées de comportements incontestablement sincères, je vous propose par ailleurs l’inégalité homme/femme : dans les villages du Mustang, le travail quotidien des hommes s’élève à dix heures et demie, tandis que celui des femmes atteint seize heures. La situation est sensiblement la même sur l’ensemble du territoire[3].

Je pourrais encore faire part de l’envie générale des népalais de se moderniser : course aux téléphones portables, aux derniers modèles de motos, à une maison plus grande que celle du voisin, etc. Je pourrais enfin présenter cette société comme étant organisée sur des comportements où l’autre ne constitue qu’une opportunité à saisir : l’inférieur est à écraser, le supérieur à cajoler par obséquiosité ou à embobiner par filouterie ou fourberie[4]. Et je pourrais quand même parler de l’incroyable tranquillité, joie de vivre et pugnacité des népalais.

La recherche de sincérité, de bonté, de partage, envisagés comme des paradis perdus et maintenus vivants dans les pays « pauvres », s’accommode donc très mal de la réalité. Serait-ce sans espoir, n’y aurait-il que la côté obscur dans la force humaine ? Non, l’authenticité est là, dans chacun d’entre nous. Plutôt que de chercher ailleurs les reflets de nos espoirs enfouis par la normalisation du chacun pour soi, mieux vaudrait commencer par changer sa propre vie. Cela est une question de sens : voulons-nous alimenter notre terrible machine économique ou recréer du vivant ?

13_Sortie_d_ecoleDès lors, la sempiternelle leçon apprise et rabâchée par les touristes s’étant rendus dans les pays « pauvres », celle du « Au moins là-bas, ils ne se plaignent pas, nous faut qu’on apprenne à relativiser, qu’on arrête de se plaindre » apparaît plus erronée que jamais.  Se plaindre, non ; revendiquer, oui. Revendiquer, proposer, argumenter, tenter. Car même si chacun d’entre nous est dans une large mesure le produit de la société, il est également acteur et auteur de sa vie. Si, en bons hommes modernes, nous refusons de voir les déterminismes qui traversent notre liberté, alors au moins utilisons-la vraiment. Créons, ici et maintenant.

Et arrêtons de nous cacher derrière les « de toute façon le monde ne peut pas être parfait », « ça ne changera pas le monde » et autres « je ne veux pas être le dindon de la farce ». Je crois que cela fait bien trop longtemps que nous sommes les dindons de notre propre farce.

NB: les photographies insérees dans le texte et présentées dans l'album Gens et Paysages du Manaslu ont été réalisées en novembre 2010. Elles visent à illustrer l'authentique beauté du monde, et ainsi nous donner envie de développer celle présente dans chacun d'entre nous.

[1] Suite au renversement du Roi au printemps 2007, des accords de paix ont été signé entre les principaux partis et les rebelles maoïstes pour mettre fin à dix ans de guerre civile.

[2] La haute insécurité alimentaire correspond à une situation dans laquelle les stocks sont épuisés ou inférieurs à un mois, et dans laquelle les personnes sont amenées à emprunter massivement, à vendre leurs terres et/ou à manger les graines pour pouvoir se nourrir. Cf. Programme Alimentaire Mondial, « Nepal Food Security Bulletin, Issue 28, August 2010 ».

[3] Sherpa, Dechen and Shrestha, Binay (2008): Gender Assessment in the Rangeland Areas. Mustang, Nepal: Assessing Gender Roles in Changing Environments; ICIMOD.


[4] Cf. Lévi-Strauss Claude (1955), Tristes Tropiques, Plon coll. Terre Humaine/Poche (réed. Oct. 2009).

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