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Chronique de Bertrand Midol
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5 décembre 2010

Changements

Kathmandou, fin septembre 2010


Non, ce n’est pas vrai. C’est sûr. C’est lui, c’est bien lui. Dans ce magasin de chaussures, au pied de la passerelle de Sundhara. Il est vraiment bien mis, il a bonne mine. Il a grandi, mais toujours cet air éthéré d’oiseau perdu. C’est Prakash. Prakash, que j’avais connu il y a quelques années à Biya, un foyer pour enfants des rues . « – Namasté Prakash ! Comment vas-tu ? – Namasté Badel Sir , ça va bien et toi ? – Ca me fait très plaisir de te rencontrer, qu’est-ce que tu fais maintenant ? – Ben, maintenant je travaille dans ce magasin. – Ca te plaît ? – Ca va. – Tu travailles ici depuis combien de temps ? – Depuis quelques jours. Et toi, t’es à Kathmandou depuis quand ? – Je suis arrivé hier, je rejoins ma copine. Et ton frère Pradip, il fait quoi ? – Il traîne, par-ci par-là. – Tu lui donneras bien mon bonjour. »

Plus loin, sur Kantipath, avenue bondée de circulation et aux trottoirs truffés de petits vendeurs de tout, une fillette. Quatre ou cinq ans peut-être. Elle est par terre. Elle rampe avec ses jambes mutilées pour tenter de frapper les passants de ses moignons. La haine lui a fait quitter le chapeau de la quête, posé à quelques mètres.

Plus tard, dans la nuit, dans les rues de Thamel. Des enfants collectent du plastique, sniffent de la colle. Je croise plusieurs groupes. Certains titubant, vaporisés par les détergents inspirés tout au long de la journée. La lutte continue. Pour soutenir les enfants des rues, pour empêcher le trafic d’enfants. Prakash semblait aller bien, mais semblait seulement. Je sais que Sounil travaille. Que sont devenus Rajou Bhaï, Kaïla, « Moussa », Ajit, Rajou Daï, Dinesh, Binod, Lalu, Ramesh, Prabin, Basanta, ceux que j’avais le plus connu à Biya ?

Je suis retourné à Biya. La maison et son intérieur se sont améliorés, les enfants et adolescents ont changé. Bhuwan, le formateur en mécanique, est toujours là, avec son sourire et un nouvel atelier. Celui de menuiserie s’effectue désormais à l’extérieur de Biya. J’étais avec Rajou Khadka, directeur du foyer à l’époque, aujourd’hui directeur d’Association for Protection of Children, l’association népalaise d’APC France. D’après lui et le directeur d’APC France au Népal, Rajou Bhaï, celui qui avait été recueilli par les éducateurs d’APC fin 2004, et qui était une pile inépuisable et si sensible, travaille désormais dans un atelier mécanique. Il en est de même pour Kaïla, dont l’évolution apparaît comme spectaculaire, tant cet enfant né dans la rue était fougueux. Quant  à Rajou Daï, le leader et le plus âgé du groupe d’alors, il occupe également un emploi et s’apprête à devenir père. Dinesh, de la même génération et qui avait quitté le foyer au même moment que Rajou Daï, aurait occupé plusieurs petits boulots tout en restant lié à la rue. Aux dernières nouvelles, il aurait des ennuis avec la justice. Binod, qui suivait la formation menuiserie, est retourné à la rue. Basanta y serait également. Lalou, quant à lui, gagnerait sa vie dans un atelier de meubles. Prabin a bénéficié d’un crédit d’APC pour lancer son atelier mécanique, et a disparu quelques jours avant la première échéance. Enfin, « Moussa » et Ajit suivent leur scolarité en tant qu’internes au centre Chantal Mauduit. Le premier ne porte plus son surnom tant il a grandi.

En un peu plus de quatre ans, les situations de ces enfants devenus adolescents ou adolescents devenus adultes ont évolué dans des formes différentes. Qu’en est-il des associations locales et des ONG qui travaillent dans ce secteur ? D’après les quelques observations effectuées à APC et surtout les entretiens avec des acteurs dudit secteur, la structuration des organisations s’est améliorée, tandis que des efforts de coordination ont été menés. Pour autant, les enjeux restent majeurs en termes de formation professionnelle, d’accompagnement quotidien, de démarche pédagogique, d’usure, d’équilibre entre la passion des fondateurs et la professionnalisation, et de sensibilisation du corps social. Ces enjeux ne disent-ils rien aux travailleurs sociaux des pays occidentaux ? Ne les concerneraient-ils pas ? La question sociale, qui nous est si chère, serait-elle restée nationale ou européenne ? L’esprit des pionniers n’était-il pas de s’engager là où les injustices sociales s’expriment le plus douloureusement, et ce quelque soit l’endroit où elles s’expriment ?

S’il est aisé d’enchaîner des questions, ce procédé ne vise pas pour autant à asséner une leçon moralisatrice. Il cherche à pointer une sorte de responsabilité qui pourrait concerner les travailleurs sociaux des pays dits « développés ». Une sorte de responsabilité dans la transmission de ses connaissances et expériences, tant les populations mal traitées et les locaux qui s’engagent à leur côté en ont besoin. Une sorte de responsabilité dans le soutien aux pionniers de ces pays qui sont notre ailleurs, dans le soutien aux associations locales comme aux ONG. Ces responsabilités, induites par nos compétences et leurs besoins, ne sauraient être envisagées dans une position de supériorité ou d’ethnocentrisme. Nous n’avons pas tout à leur apprendre, mais certains moyens de répondre à certains de leurs besoins. Nous sommes en mesure de soutenir, structurer, stimuler, partager des connaissances, échanger des expériences. Nous pouvons nous engager dans un échange, où nous recevrons une vue nouvelle sur notre vécu, nos représentations, nos croyances, sur ce qui est propre à une culture et ce qui est propre à l’humain. Un échange pour mieux se connaître, pour mieux connaître les hommes et leurs sociétés. Un échange pour changer.

[1] De novembre 2006 à mai 2007, cf. « Sales Merveilles – Enfants des rues de Kathmandou », texte de B. Midol, photographies F. Grimaud, A. Fourneau, édition limitée à compte d’auteurs. Disponible sur commande : www.frederic-grimaud.com, 29€ + frais de port.

[2] "Badel" était le surnom que les enfants de Biya m'avaient donné. Cela signifie "nuage" et faisait référence à ma blancheur lors de mon arrivée. Par ailleurs, les népalais s'adressent le plus souvent aux étrangers en ajoutant le titre "Sir".

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